L'abolition de l'esclavage au Sénégal

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Ecoles au Sénégal
10 May 2021
L'esclavage est un système juridique et social qui applique le droit de propriété aux individus, dits esclaves. Par opposition un individu ne faisant pas l'objet d'un tel droit de propriété est dit libre. Le propriétaire d'un esclave est quant à lui appelé maître. Défini comme un « outil animé » par Aristote1, l’esclave se distingue du serf, du captif ou du forçat (conditions voisines dans l'exploitation) par l'absence d'une personnalité juridique propre2. Des règles (coutumes, lois…) variables selon le pays et l’époque considérés, fixent les conditions par lesquelles on devient esclave ou on cesse de l'être, quelles limitations s'imposent au maître, quelles marges de liberté et protection légale l'esclave conserve, quelle humanité (quelle âme, sur le plan religieux) on lui reconnaît, etc. L'affranchissement d'un esclave (par son maître ou par l'autorité d'un haut placé) fait de lui un affranchi, qui a un statut proche de celui de l'individu ordinaire. Un esclave en fuite qui a échappé à son maître est appelé marron.

Les traites négrières orientales, dont la transsaharienne (dite « traite arabe »), et la traite négrière transatlantique vers le continent américain sont les plus importantes des pratiques esclavagistes du fait de leur durée (respectivement onze et quatre siècles), de leur ampleur (plusieurs dizaines de millions d'individus réduits à l'état d'esclaves en tout), et de leur impact sociologique, culturel et économique tant dans les régions esclavagistes qu'en Afrique, où se trouvaient les trois grands lieux du trafic d'esclaves : Tombouctou, Zanzibar et Gao.

 

 

 

Ponctuellement condamné depuis l'Antiquité (par des autorités morales et parfois politiques), formellement interdit concernant tout peuple chrétien, ou non, connu ou à découvrir, par le pape Paul III en 1537 et 252 ans plus tard par les différentes déclarations des droits de l'homme, l'esclavage n'a été aboli que tardivement. Il est aujourd'hui officiellement interdit (via par exemple le pacte international relatif aux droits civils et politiques) mais le travail forcé, la traite des êtres humains, la servitude pour dettes, le mariage forcé et l'exploitation sexuelle commerciale sont des pratiques souvent assimilées à de l'esclavage.

 

 

 

 

 

 

 

 

 L’esclavage au Sénégal



Les anciens royaumes et provinces qui occupaient les territoires du Sénégal actuel, et notamment celui du Galam, ne se différenciaient pas du reste du monde d’avant les démocraties et républiques modernes : la plupart des sociétés pratiquaient un régime esclavagiste et de servage.

La Grèce antique d’Aristote divisait l’humanité en deux catégories, les maîtres et les esclaves, ceux-ci étant définis comme biens meubles dotés d’une âme (in Politique, Livre I).
La légitimité de ce statut était déjà très discutée à cette époque, notamment par Platon (in La République).
Les Romains avaient quant à eux défini juridiquement le statut de l’esclave (servus) par opposition à celui de paysan libre (colonus).
Au Moyen-Âge occidental le servage remplace progressivement le statut esclavagiste.

 

 

 

 

 L’esclavage arabo-musulman




A partir du VIIe siècle les Musulmans généralisent la pratique de l’esclavage alimentée par leurs conquêtes islamistes, comme les Romains avaient eux-mêmes constitué leur population d’esclaves avec l’expansion de l’Empire.

Dans la société musulmane, l’esclavage devient une véritable institution comme en témoigne le guide d’achat rédigé vers 1050 par le médecin Ibn Butlan, natif de Bagdad en 1001.

Selon l’Historien Alain Dignat, « La traite arabe aurait commencé en 652 lorsque le général Abdallah ben Sayd imposa aux chrétiens de Nubie la livraison de 360 esclaves par an. Ce trafic n’a cessé dès lors de s’amplifier. Les spécialistes évaluent de 12 à 18 millions le nombre d’Africains victimes de la traite arabe au cours du dernier millénaire du 7e au 20e siècle » (203), ce chiffre comptabilise le Sahel et la côte est de l’Afrique, sachant que sur celle-ci la traite s’est intensifiée à la fin du XIXe siècle notamment à Zanzibar et au Soudan.

Durant des siècles, et particulièrement durant le haut Moyen-Âge, L’Europe et l’Orient sont impliqués également dans ce trafic.
La France était traversée par les routes commerciales du nord qui alimentaient en esclaves (saqâliba) les centres musulmans d’Orient et d’Occident via Venise et Cordoue (208).

 

 

 

 

 

 La condition d’esclave dans la société sénégambienne




Dans les royaumes d’Afrique de l’Ouest, la société était très sophistiquée, structurée chez les hommes libres selon un système de castes professionnelles, religieuses et ethniques hiérarchisées, dont il reste encore aujourd’hui des habitudes, sinon une culture entretenue, que l’on retrouve à bien y regarder dans la quasi-totalité des sociétés modernes.
Les esclaves constituaient également une sorte de caste qui, dépendant directement du souverain, pouvait assurer une stabilité politique et sociale au royaume, comme les fidèles Tiédos, bras armés du Damel du Kayor.

Selon Majhemout Diop (205), les souverains wolof avaient échafaudé toute une législation pour augmenter leur ngallo (ensemble d’esclaves, qui se dit aussi rumdé en poular), l’approvisionnement en esclaves était réalisé par droit d’aubaine sur sa propre population assujettie et, de fait, redevable, mais surtout par la capture auprès des ethnies voisines (prisonniers de guerre, razzia).

En 1455, le navigateur vénitien Ca’ da Mosto rapporte (210) que le roi sénégalais Zucholin «maintient son pouvoir économique par des pillages qu’il fait de plusieurs esclaves sur le pays, comme sur ses voisins, desquels il se sert de plusieurs manières, et surtout à faire cultiver ses possessions. Il en vend un grand nombre aux marchands arabes et en livre aussi aux Chrétiens depuis qu’ils ont commencé à contracter marchandises en ces pays ».

 

 

 

 

 L’abolition française de l’esclavage au Sénégal face à la réalité culturelle et économique



La première abolition de l’esclavage intervient par décret du 4 février 1794, après la loi de 1792 qui, trois ans après la proclamation de la Déclaration des Droits de l’Homme de 1789, confère le statut de citoyen à tous les Français, y compris les Noirs libres des possessions françaises.

A noter qu’en Europe, six ans après le tremblement de terre qui détruisit Lisbonne, le Portugal fut le premier pays à abolir l’esclavage par décret du 12 février 1761 (Marquis de Pombal, Premier ministre du Roi Joseph Ier).

Pour la France de 1794, la préoccupation de disposer d’une population qui défende les colonies françaises contre un harcèlement anglais permanent, enlève la décision, quand les idéaux humanistes déjà propagés par la philosophie des Lumières, portés en particulier par la Société des Amis des Noirs à Paris, ne parvenaient pas à l’emporter face aux intérêts économiques des lobbies coloniaux.

Cette décision qui confère la citoyenneté française à tous les hommes domiciliés dans les colonies, sans distinction de couleur, abroge de fait la traite négrière.

n sait que si cette décision fut révoquée par la loi napoléonienne du 20 mai 1802, elle n’avait pu s’appliquer en fait qu’en Guyane, Haïti et la Guadeloupe.
Lors de son retour au pouvoir des Cent jours, Napoléon abolit finalement la traite par décret du 29 mars 1815 puis, enfin, la Monarchie de Juillet abolit l’esclavage par décret du 27 avril 1848.

Au lendemain de l’abolition de l’esclavage dans les colonies françaises, le gouverneur Baudin essaye en 1849 d’établir deux villages de liberté à Ndar-Tout et à Sor, autour de Saint-Louis.

En 1880, les missionnaires de la société des missions de Paris créèrent le village de Bethes ou Khor, également près de Saint-Louis. Mais les villages de liberté les plus importants étaient près de Matam à Civé, à Podor et dans le Niani Ouli (Maka Kaba, Gamou, Diendé, Baby et Tambacounda).
Puis, d’autres petits villages existèrent un peu partout, Kaolack et Karabane pour les plus connus, selon Majhemout Diop .



Mais la plupart de ces villages ne devinrent dans la pratique que de petites réserves à usage de l’administration, d’une main-d’oeuvre plus ou moins forcée (202).
Le clivage d’une société où le travail était assuré principalement par les esclaves a contrarié la mise en œuvre de leur affranchissement.
Selon Majhemout Diop, il y avait encore au Sénégal à la fin du XIXe siècle, un esclave pour un homme libre et, dans certaines régions, quatre à seize esclaves par homme adulte libre.
L’abolition ne valait que pour les territoires administrés par les Français, aussi, la loi coloniale ne vit une application réelle qu’au début du XXème siècle, avec le parachèvement de la colonisation, mais aussi, dans la pratique, en raison du changement radical qu’elle imposait à des mœurs ancestrales et parce qu’elle desservait le besoin d’une main d’œuvre pour les travaux d’infrastructure de la jeune colonie alors qu’il n’était possible de mobiliser cette manne ouvrière qu’auprès des chefs locaux qui disposaient d’une population assujettie.



Un document administratif de l’époque, cité par Majhemout Diop (205), précise à quel point l’abolition devait entraîner un véritable changement de société puisqu’il était admis qu’à quelques exceptions près, l’homme libre ne travaille pas (200).

Il paraît pertinent de rappeler quel était aussi le contexte socio-économique et culturel de la France agricole et industrielle de l’époque, qui engageait ces réformes abolitionnistes au Sénégal.

Depuis les féodalités carolingiennes, le statut socio-économique des Français était le servage pour le plus grand nombre des non possédants et des sans grade.
Cette condition paysanne, issue de la tradition esclavagiste romaine et gauloise, était encore répandue en 1789, notamment dans les domaines ecclésiastiques, malgré son remplacement progressif à partir des XIe-XIIIe siècles par un droit seigneurial de justice et de rente (censives).

Ensuite, le développement de la production industrielle au XIXe siècle allait instituer la condition ouvrière qui, en attendant des acquis sociaux catégoriels et l’élaboration d’un encadrement juridique plus solidaire, sera loin de répondre à la liberté individuelle et à l’égalité que la révolution de 1789 avait permis d’envisager après les bonnes pages humanistes de la philosophie des Lumières.

L’extrême pénibilité, la durée importante du temps de travail et le faible salaire ne permettaient pas de s’affranchir d’une condition de vie que l’on croyait abolie.
A titre d’exemples, rappelons que la loi du 22 mars 1841 interdit le travail des enfants de moins de 8 ans et limite à 8 heures la durée de travail des enfants âgés de 8 à 12 ans.
Et il faut attendre 1916 pour que la journée de travail des femmes soit limitée à 10 heures, mais seulement pour celles âgées de 18 à 21 ans.



A partir de 1918, les femmes ne descendent plus dans les puits et les galeries sous terre pour extraire le charbon aux côtés des mineurs.

Malgré la Déclaration des Droits de l’Homme, la femme est exclue du principe d’égalité, elle est considérée comme une mineure perpétuelle, qui appartient à son mari quand elle est mariée, depuis le code civil de Napoléon en 1804 jusqu’à la loi du 18 février 1938 qui lui concède un peu de capacité juridique propre.

Si, malgré ces conditions ouvrières et paysannes guère enviables aujourd’hui, la France ne connaissait pas l’esclavage sur le sol métropolitain ni de ségrégation raciale, cela ne l’empêcha pas d’exercer aux XIXe et XXe siècles la suprématie coloniale sur d’autres continents.

Aux Etats-Unis d’Amérique la pratique de l’esclavage fut une caractéristique socio-économique.
A partir de 1619, date de la capture d’un négrier espagnol qui permit l’installation d’une vingtaine de Noirs en Virginie, jusqu’en 1865, date du XIIIe amendement de la Constitution des Etats-Unis d’Amérique.
L’application des droits constitutionnels fut entachée par le régime de ségrégation raciale que supportèrent les 4,44 millions de Noirs vivant aux Etats-Unis à cette époque, soit 14,10 % de la population états-unienne, ainsi que leurs millions de descendants jusqu’au-delà du milieu du XXe siècle.

Mais, après cette mise en perspective édifiante pour ne pas perdre de vue le contexte d’une époque, revenons au Sénégal où l’émancipation issue des Principes constitués par la Révolution française ne fut pas simple à mettre en œuvre.

Le représentant des commerçants du Sénégal, Barthélémy Durand-Valentin, parle en 1849 de « l’immense dommage de l’émancipation qui pèsera longtemps sur la colonie et auquel l’exiguïté de l’indemnité sera loin de porter un suffisant allègement » (206).
L’Abbé Boilat observe en 1853 que « la libération arriva comme un coup de foudre, les maîtres furent réduits pour la plupart à la plus grande gêne » (201).
Léon Faidherbe constate en 1860 que les habitants de Saint-Louis ne possédaient que quelques esclaves, mais leur émancipation ruina certaines familles malgré l’indemnité payée par le gouvernement (207).



Aussi, Victor Schoelcher, qui avait porté le décret d’abolition en 1848 lorsqu’il était député de Martinique, intervient-il au Sénat le 1er mars 1880, soit 32 ans plus tard, pour condamner des faits d’esclavage qui perdurent au Sénégal :
« Les journaux ont retenti récemment d’actes d’esclavages qui affligent encore notre colonie du Sénégal. L’opinion publique s’en est émue.[…] Les habitants vivent sous notre pavillon mais gardent leur statut personnel. Nous ne pouvons exercer auprès d’eux […] qu’une influence morale ; nous ne pouvons pas leur imposer nos lois, nous ne pouvons pas leur interdire l’esclavage, pas plus que la polygamie, qui est dans leurs mœurs. […] les faits que je rapporte sont arrivés sur des points de notre colonie déclarés territoire français dont les habitants, en même temps qu’ils ont acquis des droits de citoyens français, en ont contracté les obligations : la loi du 27 avril 1848 abolissant l’esclavage porte le principe que le sol de France affranchit qui le touche, [ce principe] est appliqué aux colonies et possessions de la République » (214).



A noter que déjà en 1315, un édit du roi de France Louis X Le Hutin stipule que « selon le droit de nature, chacun doit naître franc ».

Au Sénat, Schoelcher cite encore une dépêche ministérielle du 26 octobre 1848 qui « recommandait au gouverneur du Sénégal d’avertir les chefs et gens du pays qui viennent chez nous accompagnés de captifs d’avoir à les laisser aux portes de Saint-Louis et de Gorée, s’ils ne voulaient pas s’exposer à les perdre» (214).
Mais ce précepte n’est pas respecté, Schoelcher déplore que l’esclavage existe au grand jour à Saint-Louis : les captifs réclamés par leur maître sont expulsés pour vagabondage dangereux, et pour ceux qui ne sont pas demandés dans le délai de trois mois, la publication au Moniteur du titre de liberté qui leur est accordé est contraire au principe qu’il n’y ait pas d’esclave à affranchir dans un pays où il n’y a pas d’esclavage.



Une lettre du chef de bataillon Delassault adressée le 30 juillet 1856 aux chefs de Gandiol nous instruit explicitement à ce sujet : « A la réception de votre lettre où vous réclamez deux captives, Fatma et Maria, je me suis empressé de faire rechercher ces deux captives pour les expulser de Saint-Louis pensant que c’était depuis peu de temps qu’elles s’étaient sauvées de Gandiol. Mais il arrive que vous avez été trompé par la propriétaire de ces esclaves, la femme Coumba Laobe, qui nous a déclaré qu’elle avait elle-même donné la liberté à Maria depuis 15 ans qu’elle habite à Saint-Louis. Quand à la nommée Fatma elle se trouve maintenant louée comme nourrice d’un des enfants d’un habitant de cette ville et ceci depuis 10 à 11 mois à la connaissance de la femme Coumba Laobe. Cet Européen ayant saisi la justice de cette affaire, nous ne pourrons l’expulser de l’île que lorsque la femme Fatma aura terminé de nourrir l’enfant, car il y aurait de l’inhumanité, vous le comprendrez bien, à priver un enfant du lait de sa nourrice. Quant à vos captifs vous n’avez rien à craindre pour l’avenir, car nous ne provoquons pas la désertion des esclaves ou captifs. Lorsque nous apprenons que quelques-uns se sont réfugiés à Saint-Louis, nous les ferons de suite expulser de l’île. De plus, la faculté est donnée aux indigènes de l’extérieur de se faire accompagner de leurs captifs, en quelque sorte jusqu’aux portes de Saint-Louis et de Gorée, parce que ces villes ont à leur proximité des territoires sur lesquels ne s’étend pas l’émancipation des esclaves. Vous voyez donc bien que les esclaves qui viennent nous demander leur liberté non seulement ne sont pas reçus, mais sont expulsés de l’île. A vous à les reprendre alors, ce n’est plus notre affaire. » (in Archives du Sénégal, 3B 91, fol.24, lettre n°8, éd. Oumar Ba 1976).






Au Sénat, Schoelcher cite aussi une lettre en date du 10 mai 1878 de M. Batut, magistrat à Gorée : « vous vous imaginez en France que l’esclavage n’existe plus depuis 1848. Détrompez-vous, nous l’avons ici en plein, non pas chez les Blancs, mais tous les Noirs ont des esclaves, et ce qu’il y a de plus fort, c’est que l’administration y tient la main ».

Cette situation est encore confirmée dans une lettre publiée le 26 septembre 1879 dans l’Eglise libre par M. Villeger, missionnaire, citée encore par Schoelcher à l’appui de son intervention : « on vend et on achète encore des esclaves dans toutes les villes de notre dépendance. Le prix d’un enfant est de 150 à 200 fr, celui d’un adulte est de 250 à 300 fr. […] à l’exception de Saint-Louis, Gorée et Dakar, des caravanes d’esclaves traversent librement des territoires français. Une seule fois, un capitaine commandant la ville et le canton de Dagana prit sur lui d’arrêter un convoi ; par ordre supérieur il dut les rendre au négrier. »

Il est vrai que la loi de 1831 tendait à réprimer le transport d’esclaves à travers l’océan atlantique et une jurisprudence se constitua à Saint-Louis qui considéra que sur la terre ne s’appliquait que la loi de 1848.
La loi de 1848 ne portait que sur les colonies et possessions françaises, elle n’empêchait pas l’esclavage sur le reste des territoires même limitrophes, à savoir aux portes mêmes de l’île Saint-Louis ou de Gorée.



L’intervention de Schoelcher au Sénat est significative de la difficulté à mettre en œuvre un principe supra-régalien que la nation française voulait universel, les Droits de l’Homme, dans des territoires où, selon François Renault, «l’esclavage fait partie intégrante des mœurs et des institutions».

Le commerce et l’administration ne pouvaient risquer d’imposer une telle déstructuration des sociétés indigènes et n’en avaient pas les moyens indemnitaires. Ainsi le sénateur conclut son intervention en demandant que l’on ne porte pas le désordre dans les sociétés noires mais que dans les territoires déclarés français, la loi soit appliquée.

Le milieu du XIXe siècle voit une profonde modification de la société sénégalaise en relation avec les Européens.
La situation économique dégradée par l’abolition de l’esclavage favorisa l’émergence d’un libéralisme qui aura raison d’un système commercial monopolistique à bout de souffle : « Vers 1848, le régime des comptoirs auquel le gouvernement métropolitain avait réduit le Sénégal, au lendemain de l’échec de la colonisation agricole prônée par Schmaltz et Roger, a fait faillite. Tous les négociants européens ou mulâtres, et les officiers de marine constatent cette grave situation. Le commerce de la gomme demeure la ressource essentielle de la colonie car l’arachide, produit de faible valeur, ne fait que débuter ».




Mais faute d’organisation commerciale et de relations négociées avec les Maures qui contrôlent le trafic le long du fleuve, les quantités de gomme exportées du Sénégal ne cessent de diminuer : 3769 tonnes en 1845 et 2264 tonnes en 1847. «Les peuples africains multipliaient leurs exigences et menaçaient le commerce français par leurs conflits incessants. Le Sénégal n’était dès lors qu’un archipel de comptoirs battus de flots tumultueux où la vie ne pouvait qu’être inquiète et misérable».

Cette insécurité nuisible aux intérêts des établissements français et à la sécurité des négociants, allait entraîner la colonisation française des territoires sénégalais, et jusqu’au Soudan occidental.

En 1848, les Européens, en majorité commerçants, ne sont que quelques centaines dans les comptoirs, peuplés de 13 000 habitants à Saint-Louis et 4 500 habitants à Gorée, essentiellement mulâtres qui exercent le quasi-monopole de la traite d’escale.

Avec une baisse du mouvement commercial de moitié entre 1845 et 1849, à laquelle s’ajoute un endettement important des traitants en raison de l’émancipation qui les oblige au recours de salariés et en raison de la fin de leur monopole, l’Assemblée nationale vote la loi du 30 avril 1849 portant création d’un régime indemnitaire pour les propriétaires d’esclaves, celle-ci était de 75 à 300 F par esclave pour un nombre estimé de 10 075 captifs concernés qui fut ramené dans les faits à 6 703.

Les propriétaires des colonies à sucre avaient touché, quant à eux, une indemnité par esclave de 430 F pour la Martinique, 470 F pour la Guadeloupe, 618 F pour la Guyane et 705 F pour la Réunion (209).

Pour faciliter la mise en œuvre du versement de l’indemnité, la Banque du Sénégal ouvrit ses portes en 1855, dans le centre commercial et administratif de Saint-Louis.
Et, pour réorganiser la cohésion d’une société indigène bouleversée par la réforme, les Français accèdent à la demande des habitants de Saint-Louis de la création d’un tribunal musulman (décret du 20 mai 1857), alors que ceux-ci sont soumis depuis le code civil promulgué en 1830 au respect de la loi française et notamment celle du 24 avril 1832 qui accorde en contrepartie la citoyenneté à tous les habitants libres du Sénégal,

Avec l’augmentation des agressions et actes de brigandage des Maures, des Ouolofs et des Toucouleurs, les escales furent remplacées par des postes militaires à Dagana et Podor, et les coutumes dues aux chefs des escales furent supprimées, le moindre commerce était en effet soumis à des droits de passage tout le long de la route jusqu’à sa destination, mais la contrepartie sécuritaire n’était pas respectée.

La pacification du fleuve conduite par Faidherbe de 1855 à 1859 contre les Maures Trarzas qui avaient envahi le Ouolo et la défaite d’El Hadj Oumar en 1860, furent un préalable pour constituer la colonie française du Sénégal. Il fallut poursuivre cependant des guerres de stabilisation notamment pour le Cayor, contre le Damel Macodou Couba Yande M’Barrou, puis Lat Dior N’Gone Latyr, lesquels revenaient sans cesse sur les traités qui devaient assurer suffisamment de garantie pour justifier des investissements d’une colonisation coûteuse, avec notamment la construction des infrastructures utiles entre Dakar et Saint-Louis.

Le chemin de fer de Dakar à Rufisque est inauguré en 1883 grâce à un traité avec le successeur de Lat Dior, Ahmadi-N’Gom-Fall, Damel du Cayor. La ligne Dakar-Saint-Louis est inaugurée en 1885.



Dans un article publié en 1950 parmi les comptes rendus de l’Académie des Sciences coloniales (204), le Professeur Auguste Chevalier rapporte qu’en 1902 il put assister aux entretiens d’administrateurs avec le gouverneur général Roume à Saint-Louis. Celui-ci interrogea un haut-fonctionnaire sur la suppression de l’esclavage au Soudan occidental (Mali actuel), après les conquêtes des armées coloniales conduites par Galliéni puis Archinard de 1880 à 1894 contre le Cheik Ahmadou, fils d’El Hadj Omar et roi de Ségou, puis contre l’Almany Samory Touré, et contre le marabout Mahmadou-Lamine qui engagea une guerre sainte en 1885-86.
Le fonctionnaire en vint à déplorer que la suppression de l’esclavage était impossible tellement cela était entré dans les mœurs.
Roume répliqua qu’il fallait que cela se fasse pourtant.

Sécurisée et disponible, la population des captifs fut alors sollicitée pour accomplir les grands travaux d’infrastructures et d’aménagements que la France entreprit en Afrique occidentale.

Auguste Chevalier estime qu’avec ses emplois rémunérés qui permettaient aux esclaves d’acheter leur liberté, le commerce des esclaves et leur exportation par les caravanes avait cessé en 1910.

Dominique MOISELET, mars 2021