1763 et la reconquête française du Sénégal avec le traité de Paris

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Ecoles au Sénégal
19 April 2021
Le traité de Paris de 1763 met fin à la guerre de Sept Ans et réconcilie, après trois ans de négociations, la France, l'Espagne et la Grande-Bretagne. Les préliminaires sont signés le 3 novembre 1762 à Fontainebleau. Le traité définitif est signé le 10 février 1763. Ce traité consacre la Grande-Bretagne comme première puissance mondiale, puisqu'elle évince la France de presque tous les espaces coloniaux indiens et nord-américains. En Amérique du Nord, le traité officialise notamment le passage de la Nouvelle-France aux mains des Britanniques, qui ont conquis le territoire lors de la Conquête de 1759-1760. Le traité de Paris est signé cinq jours avant le traité de Hubertsbourg, qui met fin à la troisième guerre de Silésie.

Le 10 février 1763, la France acceptait officiellement la conquête anglaise du Sénégal. Avec le traité de Paris, les possessions françaises en Afrique furent réduites à l’île de Gorée ainsi qu’à la loge de Juda sur la Côte d’Or. La France avait consenti cette réduction énorme de ses établissements africains parce qu’elle avait réussi à conserver l’île de Gorée. Pour les Français, Gorée était « la clef du commerce » dans cette région, puisque la traite française pouvait être protégée à partir de l’île. Cette vision était ancrée dans l’idée que les colonies les plus rentables – et donc les plus précieuses – étaient les Antilles françaises avec leur production du sucre et de café – une production qui comptait sur l’afflux constant d’esclaves africains pour le travail des plantations. Forcé de faire des sacrifices pendant les négociations de paix avec l’Angleterre, le gouvernement français avait jugé que le Sénégal n’était pas indispensable. Ainsi, le duc de Choiseul dira au roi quelques années plus tard : « Sire, vous savez que depuis cinquante ans tout a été déterminé par le commerce. »

 

Pourtant, ces déclarations officielles ne révèlent pas toute l’histoire de l’abandon français du Sénégal en 1763. En effet, derrière les négociations anglo-françaises, la France préparait déjà la reconquête du Sénégal. Comme je vais essayer de le montrer, les préparatifs de paix nous montrent qu’à partir de cette période, la vision coloniale de la France prend deux directions. L’une, bien étudiée par les historiens, concerne les efforts pour augmenter la production des îles à sucre. Parallèlement à ces efforts, certains Français commençaient à programmer un nouvel avenir impérial en Afrique. Cela devient évident durant la période allant de 1763 à 1779, année de la reprise du Sénégal aux Anglais par la France.

 

La possibilité de céder le Sénégal utile non seulement comme source d’esclaves mais aussi comme véritable colonie agricole, était déjà discutée par le ministère des Affaires étrangères pendant la guerre de Sept Ans. En juin 1761, un mémoire intitulé « Côte d’Afrique » mentionnait ainsi :

 

« On pourrait encore tenter de tirer parti de ce pais par la culture, les terres du Sénégal sont bonne et bien arrosées de rivières et de ruisseaux. L’indigo sauvage y est très commun et s’y élève de 4 à 5 pieds. L’on y pourrait planter le cacao et des cannes à sucres, tabac, le café, le coton y viendraient aisément, le pays est peuplé de nègres libres auxquels on pourrait donner certains encouragement pour les porter à défricher les terres, sans se servir de nègres esclaves qui auraient trop de facilité de s’échapper dans la forêt. La population de cette espèce d’homme s’y multiplierait en raison de ce que la culture pourrait en faire subsister. Il ne manquera pas de s’y établir avec le temps des cultivateurs blancs, soit créoles ou européens, et alors cette colonie pourrait devenir de conséquence et nous indemniser en grande partie des pertes que nous aurions faites ailleurs. »

 


Ce mémoire est probablement le premier document officiel à proposer un transfert en Afrique des productions de sucres, cacao, coton, tabac et autres produits associés à l’Amérique en employant seulement des travailleurs libres. En 1761, l’esclavage était cependant rarement critiqué, même par les philosophes. On peut supposer aussi que l’idée apparaît alors que la France craint de perdre son empire colonial lors des négociations qui venaient de débuter.

 

D’autres conservaient l’idée d’un avenir colonial français en Afrique comme, par exemple, le botaniste Michel Adanson, qui avait une bonne connaissance de la région à la suite de ses explorations scientifiques menées entre 1748 et 1754 sous la protection du directeur de la Compagnie des Indes, M. Pierre-Barthelemy David. En 1763, Adanson adressait un long mémoire à Choiseul dans lequel il rappelait l’utilité de l’île de Gorée et ses dépendances. La raison principale de la conservation de Gorée était « l’assurance d’avoir un pied sur la côte qui a environ 300 lieues de longueur, et de rentrer un jour dans tous ses droits dès que ce pays paraitra avantageuse à la France6 ».

 

Un tel destin était-il aussi envisagé par la Cour à ce moment-là ? Si oui, pourquoi avoir cédé le Sénégal ? L’ambassadeur français, le duc de Nivernais, indique que la France avait maintenu une certaine imprécision dans le traité de Paris, qui stipulait que l’île de Gorée devait être rendue à la France, et que la Grande-Bretagne gardait la rivière Sénégal avec les forts et loge de Saint-Louis, Podor, Galam et leurs dépendances. Le traité ne faisait aucune référence à d’autres forts établis par la Compagnie des Indes, comme Rufisque, Portugal, Joal et Albreda. Mais comme Nivernais l’indique, l’absence de ces comptoirs dans le traité était délibérée et pouvait ouvrir la voie à la réclamation de certains territoires au Sénégal après la paix. On peut aussi voir dans la correspondance entre le premier gouverneur général de l’île de Gorée, Poncet de la Rivière, et le ministre de la Marine, le duc de Choiseul, que le nouveau gouverneur se sentait chargé d’étendre la présence de la France en Sénégambie après la guerre. Comme il l’écrivait à Choiseul :

 

« Les noms des endroits ou le pavillon du roy est abordé le long de cette côte, sont : le Cap Manuel, le Cap Bernard, la résidence de Rufisque sur le pays de Cayor, la résidence de Portudal sur le pays de Baol, la résidence de Joal sur le pays de Sin, et la résidence d’Albréda en Gambie sur le pays de Bar. »

 

Sur les archipels de Bissagos, et sur les deux îles de Bisseau et Bolam, il disait en plus qu’« on pourrait former des habitations, comme en Amérique » et que si la France ne le faisait pas, « les Anglais allait certainement le faire ». Poncet de la Rivière avait d’autres idées remarquables. Par exemple, il proposait à Choiseul de reprendre l’ancien fort de Bambuk avec ses mines d’or. Avec l’aide des noirs indigènes, des soldats français, et des noirs de France, ou, comme il disait :

 

« il y en a beaucoup d’inutile », on pourrait reprendre Bambuk et assurer un profit de 50 000 gros d’or par jour. Finalement, il indiquait à Choiseul que « plus vous m’enverrez de fonds, plus j’entreprendrai9 ».

 

Selon lui, les Anglais étaient détestés par les indigènes et que, s’il en avait les moyens, « les ferait chasser du Sénégal et de la rivière de Gambie, sans qu’aucun Européen s’en mêlât ».


 

Poncet de la Rivière n’ayant pas reçu de renforts, on peut conclure que Choiseul jugeait qu’une reconquête n’était pas encore opportune. Ses grands projets furent d’ailleurs arrêtés par son rappel. Comme beaucoup d’agents de l’administration coloniale en Afrique à cette période, des accusations d’implication personnelle dans la traite des esclaves avaient été lancées contre lui. Le ministre préféra remplacer Poncet par un nouveau gouverneur.

 

Son successeur, le chevalier de Mesnager, exprimait aussi un intérêt à créer des colonies en Afrique. Mais les siennes devaient être autrement composées, pas à pas. Il pensait que la première devait être établie entre le territoire de Cap Manuel et Rufisque, vu que ce territoire était très fertile. Comme Poncet de la Rivière, Mesnager trouvait que la culture des « légumes, grains, fruits, Cotton, indigo, etc. pourrait facilement se faire ici ». De plus, ayant passé plusieurs années à Saint-Pierre et Miquelon, il proposait d’imiter le modèle colonial du Canada :

 

« Si l’on veut bien réfléchir d’une part (sic) que les premiers colons du Canada étaient des officiers à former et que l’on envisage d’une autre les moyens dont l’Angleterre et la Hollande se servent pour peupler leurs colonies et les rendre fleurissantes, je ne doute pas que l’on approuve ma demande pour accorder aux officiers des forts d’Afrique une liberté de commerce aux conditions de le faire tous ensembles et sous les yeux du gouverneur qui en rendra compte à la Cour. »

 

La réussite du projet était conditionnée par la présence de bons officiers coloniaux et l’assurance de la liberté de commerce. Mais, il fallait aussi avoir de bons colons :

 

« Le choix des sujets est absolument nécessaire, que le moindre vice en hommes ou femmes pour l’établissement d’une nouvelle colonie est extrêmement dangereux et qu’on ne doit employer pour le commandement que des âmes désintéressées qui trouvent toutes leur vues du côté de la religion, de la gloire du roi et du bien de l’État. »

 

La dernière condition pour que le résultat soit aussi satisfaisant que dans les colonies d’Amérique était la présence de travailleurs indigènes. Il écrivait à ce sujet :

 

« On trouvera pour cent vingt livres par an y compris la nourriture autant de noirs qu’il en serait besoin pour cultiver les terres ce qui est une grande facilité pour le François malaisé qui désirerait s’établir dans une colonie. »

 

Le projet du chevalier de Mesnager avait été accepté, mais les craintes de rivalités impériales et le climat ont bloqué son développement. Gastière, son successeur en 1767, était informé que :

 

« Il fallait se borner à permettre aux habitants d’y faire des cultures de mêmes grains et d’y élever des bestiaux et des volailles, même d’y former des communautés pour se procurer toutes les aisances de la vie ; de leur accorder pour cet effet des terrains plus ou moins étendues suivant leurs facultés, à condition qu’ils n’y cultiverons aucun espèce de denrée commerçable, telles que le sucre, le coton, ou l’indigo… »

 

En outre, le climat était très dangereux pour les colons. Comme il fût documenté plus tard, « une épidémie produite par les exhalaisons des marais qui en sont peu éloignés, à réduit à quelques familles ce village autrefois plus considérable ».

 

Les projets de Poncet de la Rivière et du chevalier de Mesnager étaient proposés et réalisés pendant une période créative où la France tentait de reconstruire son empire colonial après la guerre de Sept Ans. Le projet à Kourou en Cayenne était certainement le plus important de ces tentatives. C’est probablement aussi à cause de son échec – et de la peur des îles à sucre suscitées par la jeune colonie de Kourou – que Versailles arrêta de nouveaux projets en Afrique après le gouvernement du chevalier de Mesnager17. Ainsi, les instructions données à Gastière, précisaient que :

 

« Le point de vue sous lequel le sir de la Gastière doit les considérer tous en général, c’est le commerce ; ce sont là les vraies mines, ce serait s’abuser que de chercher celles de Bambouc, avant que de s’assurer de la traite des noirs qui est le principal objet, et des moyens de la rendre plus facile et moins dispendieux. »



La question des finances était un autre facteur :

 


« Les établissements sur les côtes étant à la charge de Sa Majesté ; il est nécessaire d’en diminuer le nombre, non seulement pour en réduire la dépense à l’indispensable, mais encore parce qu’ils se nuiraient les uns les autres par leur proximité. »

 

Les années 1770 constituent pour la Couronne française un recul des projets coloniaux en Afrique. Au même moment, se développent plusieurs tentatives privées émanant des nouvelles compagnies qui émergent avec la réintroduction du commerce privilégié. L’intérêt du gouvernement français pour l’Afrique semble réapparaître avec la guerre de revanche de 1778 à 1783. Les officiers de la Compagnie de la Guyane française tentent d’influencer Versailles pour reconquérir le Sénégal, insistant sur son important potentiel commercial. Le gouverneur de Gorée, Armény de Paris, exprime des vues similaires en soulignant la rentabilité des mines d’or, de la gomme, des noirs, et de la production agricole.

 

C’était au duc de Lauzun de reprendre le Sénégal, ce qu’il fit facilement en janvier 1779. Comme il écrivait au roi :

 

« J’ai l’honneur de vous informer que les troupes du roi se sont emparées de l’isle et fort Saint-Louis de Sénégal le 30 du mois dernier sans perte d’un seul homme : cette conquête fait un tort irréparable au commerce de l’Angleterre et peut augmenter autant qu’on le voudra celui de la France. »

 

Pendant les négociations de paix, un mémoire de Joseph Matthias Gérard de Rayneval, détaillait pourquoi il était essentiel de voir le Sénégal rendu à la France. Certes, il y avait des esclaves et de l’or, mais on pouvait aussi cultiver du coton et l’indigo – et peut-être même du sucre, du café et du tabac. Il était possible, expliquait ce mémoire, « d’établir dans peu d’années dans tout le cours du fleuve la colonie la plus florissante. Des pâturages immenses seraient dans peu d’années couverts de troupeaux. Les premiers pas vers la civilisation ouvriraient bientôt à la France la route de Bambou, de Tambaoura et de Naizambana ».

 

L’idée qu’une grande colonie française au Sénégal puisse permettre l’introduction de la civilisation en Afrique est une logique de l’impérialisme français des XIXe et XXe siècles. Pourtant, comme j’ai essayé de le montrer ici, de 1763 à 1783, d’un traité à l’autre, la France n’avait pas seulement décidé de reprendre le Sénégal. Elle avait aussi envisagé un avenir impérial et colonial en Afrique, au moment même où sa présence en Sénégambie était historiquement la plus faible.






source: books.openedition.org